Notre pédagogie du clown

Notre méthode pédagogique est progressive et bienveillante. Nous ne cherchons pas à faire émerger un clown à votre dépend : c’est au contraire avec vous que nous travaillons, pour que vous compreniez comment faire émerger votre clown. C’est un processus de création artistique autant qu’existentiel.

Comment chercher son clown ?

On parle souvent de “chercher son clown”. Cette quête recouvre en fait deux choses. D’une part la recherche de l’état clownesque et d’autre part la construction d’un personnage clownesque.

L’état clownesque

L’état clownesque est un état de lâcher prise, de spontanéité consciente, de disponibilité et d’engagement, de fluidité du mouvement alliée à une agilité du corps et de l’imaginaire. Il s’appuie sur de la vacuité habitée, à partir duquel le clown fait émerger son désir et sa vitalité, pour face à toutes les situations, rebondir et jouer avec tout ce qui se présente. L’état clownesque est un état de conscience modifiée, jubilatoire et grisant. Il est instantané.

Le personnage

A contrario, la construction du personnage prend du temps. C’est un processus de création qui se fait avec le temps. La notion de personnage se réfère à quelque chose qui est figé et reconnaissable, relativement constant. C’est ce qui permet de reconnaitre un clown. On peut reconnaitre par exemple le personnage de Charlot à sa démarche, à ses mimiques, à son chapeau melon et à sa canne. Autant de signes que nous permettent de l’identifier. Ces signes sont le résultat d’une construction qui s’est faite dans le miroir du public. Ce sont ses atouts. Ce sont des éléments de jeu relativement constants, qui structurent le mouvement et la présence. Ce sont des points d’appui pour le jeu.

Au cours des stages nous abordons les deux aspects de cette recherche artistique, dans un va-et-vient permanent.

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Processus créatif

Le processus d’exploration est pragmatique. Vous êtes invités à procéder par essai-erreur : essayer un intuition, constater le résultat, modifier l’intention et sa mise en oeuvre. La bienveillance du groupe permet le lâcher-prise, l’audace et la prise de risque. Mais cela ne suffit pas : notre juge intérieur est un bourreau terrible qui ne demande qu’à nous persécuter avec le résultat. Pour aller contre ce mouvement (inévitable au début) de dévalorisation et d’impuissance, nous vous proposons une autre voie, pédagogiquement fertile et créativement féconde. Nous vous proposons de considérer plutôt que le résultat ne vous appartient pas. La seule chose qui appartient à l’acteur c’est lui-même, c’est son mouvement, ce qu’il fait.

Constater le résultat pour le transformer

La présence du clown suscite toujours quelque chose pour le public : soit que le public s’enthousiasme et rit, soit qu’il s’ennuie ou s’indiffère… il y a toujours un résultat. Le résultat appartient à la situation : il n’appartient pas au clown.  C’est en conscientisant le processus que l’on transforme le résultat. Nous identifier au résultat, c’est tomber dans une ornière faite d’illusions et de toute puissance. C’est une faiblesse dans laquelle nous tombons souvent, tant nous sommes habitués à nourrir notre estime de nous-même avec nos résultats. Accepter que le résultat est seulement un fait résultant d’un processus et s’attacher à rendre conscient le processus, c’est s’offrir la possibilité de progresser tranquillement en regardant ce que l’on peut transformer dans le processus pour obtenir un résultat différent. C’est essentiel. C’est pourquoi nous nous attachons plus aux processus qu’aux résultats. Le clown est un processus de création permanent de soi et de l’autre-en-soi, qui passe par une prise de conscience de soi en mouvement.

Découvrir ses atouts (c’est-à-dire ce que le public aime bien de moi en clown), c’est une manière d’avoir progressivement prise sur le résultat. C’est en s’appuyant sur ses atouts que l’on construit progressivement un personnage clownesque.

Pleine conscience de soi en relation

Il s’agit que la relation soit créatrice de nouveauté, de possibles, de liberté, de joie… et de perspectives existentielles nouvelles. Pour développer l’état clownesque, nous développons la pleine conscience de soi-même, dans la relation. Cette conscience se développe à partir de la conscience corporelle : car c’est du corps qu’émerge la vitalité, le désir, les besoins, les envies. Nous cherchons à ce que les mouvements du clown trouvent leur origine dans son corps senti (puisque c’est la condition de l’état clownesque.) C’est ainsi que nous avons déterminé trois dimensions au mouvement :  l’attention, l’intention et l’attitude.

L’attention

En étant attentif à ce qui est présent, ici et maintenant, nous développons notre présence à nous-mêmes et à la situation. Centré et détendu, concentré sans crispation : c’est l’awarness gestaltiste. L’attention a une dimension horizontale : c’est être là et entendre tous les signaux (de soi-même et de l’environnement.) Il y a dimension yin (principe passif, féminin) dans l’attention. Il faut de la disponibilité, de la sensation, une forme de vacuité.

En ralentissant nous nous donnons la possibilité de sentir plus, de ressentir et d’identifier ce qui se passe avant de conscientiser une intention précise. C’est-à-dire « ce que j’ai envie de faire ». De l’attention, nait l’intention. Respirer et ralentir sont les voies royales pour développer l’attention. Pour cette dimension de l’attention nous nous référons aux pratiques de la méditation de plein conscience.

L’intention

C’est la direction, c’est ce qui nous pousse en avant. C’est le projet pour le personnage-clown dans la situation (le « next »  gestaltiste). Ce n’est pas un scénario, dans lequel tout est prévu, ficelé, organisé. Le scénario c’est le contraire du lâcher prise, c’est une manière d’anticiper la situation, de maîtriser l’autre. Le scénario est rassurant mais il est enfermant, car la réalité échappe toujours à nos prévisions.

L’intention est du côté yang (principe actif, masculin) du mouvement. L’intention nous met en mouvement, mais le projet doit rester ouvert, malléable, souple. Il faut temporiser. S’accorder avec l’autre, avec la situation. C’est ainsi l’on fait danser ensemble l’intention et l’attention, le yin et le yang du mouvement.

Lorsque l’intention n’est pas claire, le clown hésite, il est flottant. Il ne sait pas encore ce qu’il veut. Corporellement il piétine. La situation a besoin de temps. Le champ n’est pas encore structuré dans une dramaturgie. Il faut sentir de quoi cette rencontre entre le clown et son partenaire va être faite. La question à se poser est : qu’est ce que je sens ? De quoi j’ai envie ? Qu’est ça me fait d’être là ?  Il y a beaucoup d’informations en même temps. L’intentionnalité du mouvement se transforme en intention en devenant consciente et délibérée. Dans cette rencontre entre l’organisme et l’environnement, le pré-contact prend du temps.

L’attitude

L’attention et l’intention se réfèrent à l’état clownesque. L’attitude nous renvoie au personnage : c’est elle qui permet l’identification d’un personnage. L’attitude c’est la forme globale du personnage-clown. Elle structure sa présence en lui donnant des points d’appuis pour le jeu.

Pour qu’il y ait un clown il faut qu’il y ait une transposition du corps et de la voix du comédien. Le clown a une manière particulière de bouger, de parler, de se tenir. Il a un corps étrange, étonnant. Sa voix est décalée. C’est le non-ordinaire qui fascine. Le maquillage et le costume y contribuent. Ils permettent de gagner du crédit – c’est-à-dire d’augmenter la durée pendant lequel le clown qui entre sur scène est fascinant pour le public. Temps béni où il n’y a rien à faire d’autre qu’à être. Respirer et être. Car le clown qui entre sur scène est un heureux événement pour le public. Il est une promesse. Promesse d’une nouvelle expérience fondamentale d’être humain et incarné. Promesse de redessiner les contours du monde humain.

L’attitude entretient un rapport privilégié avec l’imaginaire : c’est elle qui déclenche et alimente l’imaginaire de la situation, aussi bien pour le public que pour le clown. C’est à chaque comédien de découvrir où puiser pour composer des apparences étonnantes. On a parfois des modes privilégiées. Pour certains, la déformation mécanique du corps déclenche l’imaginaire. Pour d’autres c’est l’imaginaire qui nous met en mouvement corporellement d’une manière particulière.

L’imaginaire

Le spectacle a besoin d’imaginaire : le public est là pour être entrainé ailleurs que là il est. L’imaginaire a besoin de points d’appui pour se développer : l’attitude du clown en fait partie. L’imaginaire naît de son interprétation de la réalité. Il a une logique bien à lui, à la fois totalement biaisée et … logique. Et cette logique folle, décalée fait partie de ses atouts. Le clown révèle son monde propre à travers ses comportements. Par exemple, lorsque le clown a une obsession, une idée fixe, tout son comportement est dicté par cet intention d’une chose à réaliser. Il reste dans la situation, prenant en compte tout ce qui lui arrive, mais revient toujours à ce qui l’obsède de faire. Buster Keaton est le champion de ce ressort comique inépuisable. L’obsession révèle la ténacité du personnage. Elle sert de psychologie, en révélant par son comportement ce qui est important pour lui.

Il ne faut pas confondre l’obsession avec la cohérence. Un clown ne pense pas : il est. Il donne une forme à ce qui émerge pour lui. Il poursuit sa logique vitale. S’il est vraiment incarné, ancré, il embarque tout le monde. Sa logique biaisée ouvre un champ infini de réjouissances possibles. A ce stade, la cohérence de son comportement est un piège.

Car la cohérence est une logique connue, une logique commune. S’enfermer dans des comportements attendus c’est être figé et décevant. C’est à contresens de l’impermanence fondamentale des choses, des situations, de la vie. Le clown est la quintessence de la vie : sa liberté et sa vitalité sont primordiales. Si sa propre logique l’y amène, il peut affirmer des choses contradictoires sans sourciller. Cela peut être très angoissant pour le comédien. Surtout s’il veut se saisir de son clown par la pensée en cherchant à le définir. Le comédien doit lâcher et se laisser traverser par ces pulsions vitales irréfléchies. Le cadre sécurisé et bienveillant du groupe le permet.

Faire du clown, c’est se confronter à l’Autre-en-soi. C’est lui donner un cadre pour prendre forme et lui laisser une possibilité de nous bousculer. C’est une rencontre fertile qui libère les énergies créatrices. Pour prolonger cette réflexion, et comprendre comment le clown transforme la vie de « son » comédien, rendez-vous à la page « processus de développement personnel ».

Engagez-vous dans la mouise

Le comédien doit suivre la pseudo logique de son clown. Il se retrouve dans la mouise. La mouise, c’est une situation dont on ne connait pas l’issue. Il se laisse porter et déporter. D’une certaine manière, il est débranché mentalement. S’il ne peut plus se fier à sa pensée logique ordinaire, il doit faire confiance à son ressenti corporel. C’est son gouvernail. Son intelligence lui sert uniquement à discerner les signes agréables et désagréables (ce qui n’est pas rien!). Il trie et choisit, parmi tous les signes qui lui parviennent ceux qu’il va amplifier et engager dans sa relation au monde. Pour cela il est primordial de ralentir. Dilater le temps permet de mieux sentir et discriminer. Or à ce moment-là, pour le comédien, c’est souvent contre-intuitif, car être sur scène fait monter le niveau de stress, et le stress nous pousse à accélérer – pour sentir moins, pour se rassurer … La première chose à apprendre, pour un apprenti clown, c’est donc d’apprivoiser la scène, pour se rassurer et pour faire baisser le niveau de stress. Et ce n’est pas simple, car les enjeux personnels sont nombreux et profonds : besoin d’être rassuré, de sécurité, d’estime de soi, besoins archaïques de reconnaissance, enjeux de rivalité … Les conscientiser permet de les relativiser.

Et heureusement, il y a aussi les enjeux réels, avec le public. Et ils sont assez simples : le public veut être surpris. « Le diable c’est l’ennui » disait Peter Brook.

Comment faire rire ? 

Disons-le d’emblée : si l’on réduit le clown à sa seule compétence de faire rire, on lui coupe les ailes. Outre le rire, le clown peut faire vivre au public toutes les émotions : la sidération, la surprise, l’étonnement, l’amusement, la tendresse … mais aussi la colère, la joie, la tristesse, la peur, la honte … Ceci dit, les humains aiment rire et pour le clown, le rire est le signe de la connivence avec le public. Le public qui rit envoie un message gratifiant au clown : « tu n’es pas tout seul dans cette situation et nous t’aimons. » Et ça fait du bien. C’est pour recevoir cela qu’il est là.

Mes recherches m’ont conduit à élaborer la formule suivante : le rire nait d’une surprise dans un lien sécure. Sécure, car on ne rit pas si l’on a peur. Devant l’étrangeté du clown, le public doit être rassuré. Pas apeuré.

Tisser la relation avec le public

La première chose à faire, pour le clown qui entre sur scène, c’est donc de tisser la relation avec le public puis avec le partenaire. Contrairement au personnage de théâtre qui vit plus ou moins sans se préoccuper du public, le clown n’a pas de quatrième mur. Il s’adresse directement au public, comme un chanteur. Tout ce qu’il fait, c’est pour le public. Tisser la relation avec le public, c’est jouer avec tout ce qui est là et que nous pouvons partager : un pigeon dans la cour, le parquet qui grince, un spectateur qui bâille, un avion qui passe …  N’importe quoi. Tout ce qu’il perçoit alimente le jeu clown, si le clown peut s’en emparer et jouer avec. Cette possibilité infinie pose la question du choix. Et du comment jouer. D’où à nouveau l’importance de ralentir.

Pour tisser de la sécurité avec le public, il se confie à lui. Il partage son vécu au public. Dans un contexte suffisamment bienveillant, c’est en se dévoilant que l’on se protège. Le cœur du public s’ouvre alors, par empathie. S’il a peur, dire sa peur, l’avouer, c’est une manière de se tenir avec, pour la vivre dans la lumière. Et être éclairé par l’amour du public en retour. C’est ce que l’on appelle l’aveu du clown. C’est une manière de se décoller de ce qu’il vit, de le confier à l’environnement, pour ne plus (se)vivre seul et caché. Ce mouvement d’expression est libérateur mais parfois difficile aux débutants. Sachez cependant que le public sera ce que vous projetterez sur lui. Si vous pensez que le public est là pour vous juger, il vous jugera. Si vous pensez que le public est là pour vous aimer comme une matrice bienfaisante et chaude, c’est ce que vous vivrez.  Vous êtes venu pour donner ou pour recevoir ? Pour offrir votre vécu ou pour être jugé ? En fonction de votre expérience du monde, vous allez certainement configurer automatiquement du connu. Clarifiez votre intention.

Pour se dégager de toute forme d’égotisme, on peut dire aussi que, dans une perspective de champ, le clown manifeste quelque chose du groupe. C’est-à-dire que d’une certainement manière son ressenti ne lui appartient pas exclusivement, il appartient aussi au groupe. En avouant, le clown lui rend. Et chacun dans le  groupe est soulagé que ça se manifeste enfin – que ça prenne forme.  Sur scène, devant lui, plutôt que pour lui seul. Car ça n’est plus tapi dans l’ombre, comme quelque chose d’inquiétant qui rôde.

… et surprendre

Ensuite, après avoir tissé la relation et rassuré le public, il faut créer des surprises. La surprise ne doit pas être déconnectée du contexte – sous peine de non-sens. Vous risquez de perdre le public. La surprise doit émerger naturellement. Une surprise est à la fois parfaitement logique – pour ce clown – et inattendue.  Pour cela, tout est permis – sauf la violence. Changer de rythme, de direction, de forme, d’énergie, être paradoxal, faire des raccourcis étonnants, associer des images incompatibles …  La réalité est une inépuisable source de surprises, car elle est fondamentalement incertaine et nouvelle : l’impermanence est la seule chose permanente nous dit le Tao. Et l’imaginaire en action est sans limite : c’est le regard du clown sur les choses qui en fait sa singularité. Pas les choses en elle-mêmes.

On peut résumer ainsi le processus pour faire rire : tissez la relation, puis créez des surprises. Pour cela, engagez-vous dans la mouise, et laissez-vous surprendre par la situation. Au préalable, pour être dans l’état clownesque : ralentissez pour sentir plus. Débranchez le mental. Comme un escargot, laissez-vous guider par ce qui est agréable et ce qui est désagréable. Et surtout amusez-vous.

Pour aller plus loin : 

“Comment faire rire? La méthode R.I.S.”

Publication de Nicolas Cornut
dans la revue Gestalt n° 42

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